Actualités | Compte rendu des activités de l’ANM

Colloque Robert Schuman :

L’Académie au rendez-vous

 

SOMMAIRE

1. résumé du colloque

2. conférence de M. Raymond Oliger, président de l’Académie nationale de Metz

3. conférence du professeur Erick Utterwede,Professeur à l’Institut Franco-Allemand de Ludwigsburg

Jeudi 28 septembre s’est tenu, en partenariat avec le Département de la Moselle et l’Académie nationale de Metz,  un colloque en hommage à Robert Schuman. Il s’est déroulé à Scy-Chazelles, là-même où s’était retiré à la fin de sa carrière celui qui fut l’un des pères fondateurs de l’Europe. Une cinquantaine de personnes assistaient à cette rencontre, accueillies par Laurent Thurnherr, directeur, depuis 2017, de la Maison de Schuman et du centre de rencontres européen. Les communications de la matinée – dont le programme était assuré par le Département -, ont abordé plus spécifiquement la personnalité et le parcours de Robert Schuman sa pensée européenne, ses liens avec la CECA et l’organisation économique de l’Europe ou bien encore la question de l’Alsace-Lorraine avec des intervenants de haut niveau.

Après une cérémonie en l’église voisine de Saint-Quentin – où repose Robert Schuman – les travaux ont repris en début d’après-midi avec trois communications proposées par l’Académie nationale de Metz à l’instigation de notre vice-président Denis Schaming. Raymond Oliger, président de l’Académie, s’est interrogé sur la philosophie politique de Robert Schuman, son éthique, Monseigneur Bernard Ardura, président du Comité pontifical des sciences historiques au Vatican, postulateur de la Cause en béatification de Robert Schuman a abordé la quête spirituelle de Robert Schuman, une vie au service du bien commun , tandis que Henrik Uterwedde, professeur à l’Institut Franco-Allemand de Ludwigsburg concluait cette rencontre avec une question tout à fait d’actualité : Y a-t-il encore un moteur franco-allemand en Europe? Un thème qui a alimenté bien des questions dans la salle….

QUELQUES ELEMENTS A PROPOS DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE ROBERT SCHUMAN

Conférence prononcée par Raymond Oliger, président de l ‘Académie nationale de Metz

Il ne serait pas raisonnable de vouloir procéder à une analyse approfondie de la philosophie politique de RS en un temps si court.

C’est pourquoi l’ambition de mon propos se limite à proposer à votre réflexion quelques éléments propres à éclairer à la fois les fondements et la réalité de la pensée du grand homme.

 Les fondements

L’approche philosophique de RS repose, à mon sens, essentiellement sur deux fondements :

-les apports du 20e siècle pour une nouvelle définition du politique

-et les caractéristiques de sa personnalité.

1-Il est un homme de la première moitié du 20e siècle; à ce titre il a intégré toute  l’évolution de la pensée politique depuis le siècle des Lumières en passant par le foisonnant 19e siècle.

Si, dans l’après guerre, l’essence du politique, càd l’administration de la cité, n’a pas changé, c’est le concept de cité lui-même dont l’acception s’est progressivement  élargie à la nation, puis au concert des nations ; le problème politique s’est élevé à l’échelle planétaire du fait des deux guerres mondiales, mais pas seulement. D’importants mouvements philosophiques ont contribué à promouvoir l’idée d’une solidarité universelle de destin entre les hommes et les nations.

 J’en retiendrai deux qui ont, à mon sens, influencé, de manière plus ou moins importante et plus ou moins consciente, la pensée de RS : le mouvement existentialiste et Teilhard De Chardin.

Les racines de l’Existentialisme se trouvent notamment dans deux auteurs majeurs de la fin du 19e siècle, Kiekegaard et Nietsche, chacun avec une formule choc :

Le premier : « l’éminente dignité de l’individu »

Le second : « Dieu est mort »

De là, l’Homme est seul, tel Atlas, à porter le poids de sa propre destinée ; mais il est en même temps responsable du destin de toute l’humanité.

Voilà qui s’oppose à 7 siècles de philosophie thomiste et de dogmes essentialistes selon lesquels l’essence précède l’existence et la détermine, en partie au moins. Pour des existentialistes tels Kierkegaard ou Sartre c’est, au contraire, l’existence qui façonne l’essence ; autrement dit l’histoire des individus, des peuples et des nations n’est pas tracée d’avance. Elle est à construire en permanence et de manière solidaire entre les hommes et les nations.

Ajoutons à cela, après 1945, les bouleversements dans la pensée apportés par le conflit mondial, l’utilisation de la bombe atomique et la séparation de l’Europe et du monde en deux blocs ainsi que la mise en place d’institutions à vocation universelle.

Nul doute que cette conjonction d’idées et d’événements a favorisé l’émergence d’une sorte de conscience collective et l’idée d’un possible destin commun à toute l’humanité conduit par l’homme lui-même.

Ceci rejoint ou est rejoint par la pensée de T De Chardin pour qui l’humanité, qui est à la fois au centre et au sommet de la flèche de l’évolution, pose peu à peu, et toute seule, les jalons de sa propre histoire en route vers la rencontre avec un autre centre qualifié de « self-subsistant ». L’Homme participe  ainsi pleinement et de manière solidaire,  à l’accomplissement de sa propre histoire. Que ce soit à travers l’Existentialisme, Theillard ou d’autres, on voit qu’au milieu du 20e siècle, c’est l’idée d’une communauté de destin de tous les hommes qui sous-tend et qui stimule l’émergence d’une vraie conscience européenne.

De là et au risque d’être iconoclaste, je n’hésiterai pas à dire qu’au-delà de l’influence incontestablement majeure du philosophe chrétien J Maritain, la pensée de RS a aussi été inspirée par des philosophes tels que Kierkegaard, Heidegger, Sartre et Theillard.

Politiquement parlant il fallait au lendemain du conflit mondial imaginer des solutions nouvelles s’inscrivant  dans cet esprit de communauté de destin et amenant les nations les plus évoluées et libres à envisager de nouveaux modes d’organisation, plus communautaires et pourquoi pas de nature trans ou supra nationales.

Des organisations plus communautaires ? Est-ce à dire avec de nouvelles formes de gouvernement ? Autre chose que la démocratie par exemple ? Pour RS c’est NON et je dirai que le concept central de sa philosophie politique, la supranationalité, ne doit pas être interprété comme la recherche d’une nouvelle forme de gouvernement mais comme un simple moyen de faire fonctionner une démocratie des nations européennes, dans une perspective, in fine, mondiale.

2- la personnalité de RS

Dans son époque, dure et agitée, RS apparaît comme un responsable politique à part, un homme droit, très à l’écoute, empreint d’humanisme et de valeurs chrétiennes ; bref une sorte d’agneau pascal lâché au milieu des loups de l’arène politique.

En apparence du moins, car il n’était pas naïf; ses biographes ont bien montré que derrière son éternel sourire se cachait un homme déterminé, pragmatique et même rusé, sachant tirer parti de toutes les situations. Par ailleurs, ce vieux garçon, un peu radin était un ami fidèle et un catholique fervent; un saint homme sûrement; un saint avec une auréole et des ailes dans le dos ?…….je ne sais pas !

Toujours est-il que l’homme et l’homme politique qu’il était fonctionnait, quelles que soient les circonstances, selon une hiérarchie claire des valeurs : spirituelles au sommet, morales ensuite, politiques enfin.

Pas d’action politique pour elle-même, mais fondée sur des valeurs morales elles-mêmes issues de valeurs spirituelles et même plus précisément chrétiennes. On retrouvera cette constante à tous les stades de la réflexion.

Le concept de supranationalité

Ce concept qui cristallisera toutes les ferveurs mais aussi toutes les oppositions est, à mon sens, l’élément central de la philosophie politique de RS.

Le communiqué final de la table ronde de Rome du 13 au 16 octobre 1953 déclare ceci : « la notion traditionnelle de la souveraineté des Etats-Nations a été conçue et développée lors de l’apogée de l’expansion européenne dans le monde.

Aujourd’hui, les décisions politiques et militaires qui lient l’Europe et déterminent, dans une large mesure, son avenir, ne sont plus entièrement entre les mains des Etats européens qui, s’ils conservent les apparences de la souveraineté, ont perdu beaucoup de sa substance. Pour recouvrer progressivement leur souveraineté véritable, certains états européens sont conduits à se grouper en communautés supranationales à objectifs spécifiques… » .

Même si elles n’épuisent pas la totalité du contour de la notion de supranationalité, deux questions centrales sont ainsi posées : celle de la souveraineté mais aussi celle du caractère transitoire du statut supranational.

 La question de la souveraineté

Pour aller vite on peut dire qu’un état souverain est à la fois indivisible et indépendant de droit par rapport aux autres.

Dès lors, un abandon même partiel de souveraineté n’est-il pas un renoncement à l’indivisibilité ? Et partant, à l’indépendance ?

La position de RS à cet égard est complexe et peut même paraître parfois ambigüe. Pour mieux comprendre le sens qu’il entendait  donner à cette notion si nouvelle et si inquiétante pour une grande part du monde politique de son époque, je me suis livré, en son temps,  à une recherche statistique personnelle à travers ce que je connais de son œuvre ; ainsi la définition de la supranationalité qui apparaît majoritairement est : «  transfert de compétence ».

Parlant de la CECA il dit : « le traité confère à la communauté une fonction propre ; elle ne l’exerce pas au titre d’une délégation pour le compte des états adhérents. »

Ainsi toute autorité supranationale agit sous contrôle mais pas sous le contrôle des états qui l’ont constituée ; et c’est tout le problème !

Alors quelle est la vision de RS ?

Pour lui seule une souveraineté indivise peut transférer des compétences à une autorité extra-étatique ; il n’y a donc ni cession de souveraineté ni transfert automatique ; au contraire, la supranationalité est fondée sur un acte, un effet de souveraineté.

Mais il était bien conscient que tout cela ne pouvait réellement fonctionner que si les nations européennes étaient prêtes à constituer une véritable communauté « spirituelle » basée sur une confiance réciproque que seule l’égalité absolue peut apporter.

On reconnaît là encore la hiérarchie des valeurs qui fonde toute sa philosophie politique ; mais on peut aussi légitimement se demander quel est ,au delà de l’univers abstrait des utopies et des vœux pieux ,le degré d’opérabilité de cette approche, sauf à pouvoir inscrire le projet supranational dans un corpus juridique ad hoc susceptible de fonder les relations entre les nations .

Faut-il dès lors se tourner vers une catégorie politique aux assises juridiques connues, telle  la fédération?

En fait RS disait : « la supranationalité suppose la reconnaissance d’un pouvoir extra-national, autonome mais limité sans qu’il y ait constitution d’un gouvernement fédéral ». Son fondement repose t- il alors sur un droit sui generis qui reste à créer ?

On peut, in fine, comprendre toutes les interrogations, résistances et oppositions suscitées par la déclinaison d’un tel projet,  aussi philosophiquement admirable fût-il.

Le caractère transitoire de la supranationalité

Ce que beaucoup de détracteurs de RS n’ont jamais pu ou voulu comprendre c’est que pour lui la supranationalité ne pouvait être qu’une étape dans la construction européenne.

En aucun cas elle ne saurait être,  en soi, un projet politique définitif. Elle est un simple moyen, un processus dynamique de préparation de l’intégration politique. Celle-ci est,  en réalité, l’étape ultime précédée par l’intégration économique puis militaire.

Il résume cette progressivité de la démarche en déclarant au cours du processus initial d’intégration économique, la CECA : « Nous creusons actuellement les fondations de l’Europe…le style du fronton importe peu pour le moment ! »

Oui certes !mais il précise quand même deux critères, voire conditions, qui intéressent le fronton et qui sont de nature méta-politique :

  • « La démocratie sera chrétienne ou ne sera pas ! » N’oublions pas qu’il plaçait les valeurs spirituelles et plus précisément les valeurs chrétiennes au sommet de la hiérarchie. Pour autant il faut se garder de lui faire le mauvais procès que certains lui ont fait quant au principe de laicité de l’état et il n’a jamais, à ma connaissance du moins, prôné l’instauration d’une théocratie européenne. Son souhait était sans doute que la démocratie européenne fût inspirée par les valeurs chrétiennes.
  • La démocratie ne sera pas « populaire », au sens de la guerre froide bien sûr. Ensuite, comment faire pour instaurer une organisation qui soit en même temps démocratique, chrétienne et non « populaire » ? il ne le dit pas.

Conclusion

Au moment de conclure il faut rappeler qu’en véritable homme politique RS  a développé une approche pragmatique préférant les modes opératoires et le passage à l’acte par petits pas aux disputations politico- philosophiques.

Pourtant cette stratégie reposait sur un vrai corpus philosophique porté par de profondes convictions.

Tout central qu’il fût, le principe supranational n’était pas une fin en soi. Ainsi il ne faut pas confondre l’Europe des institutions supranationales avec l’Europe unifiée, càd le moyen avec la fin.

Mieux encore, la mise en place d’instances supranationales n’est qu’une voie conduisant vers l’Europe unifiée, mais une voie vouée à disparaître dès lors que l’union elle-même sera réalisée.

Cela ne rappelle t il pas un certain K Marx parlant de la dictature du prolétariat ?

Curieusement, même l’union européenne n’est pas une fin en soi ; elle s’inscrit dans un projet politique plus vaste, une sorte de philosophie mondialiste avec plusieurs étapes d’intégration : l’Europe, l’Eurafrique, la  démocratie généralisée.

Peut-être pourrait- on dire en définitive que l’objectif ultime de la pensée de RS était tout simplement la recherche d’instruments capables de garantir une paix durable à l’humanité.

Une telle vision qui, de son vivant déjà avait provoqué un vrai phénomène de rejet, pourrait-elle encore être de mise dans le paysage européen actuel ? On peut penser que non du fait de son degré d’utopie intimement lié au contexte de l’après guerre.

Il est vrai que nous n’en sommes plus guère aux utopies ! Et pourtant lorsqu’on considère le fonctionnement actuel de nos instances européennes on peut se demander si l’utopie supranationale n’a pas, in fine, trouvé plus de domaines d’application qu’il n’y paraît.

 

 

Y a-t-il encore un moteur franco-allemand pour l’Europe?

Henrik Uterwedde[1]

 

Quand, après la guerre, nous avons posé les premiers jalons de la politique européenne, tous ceux qui y participaient étaient convaincus que l’entente, la coopération entre l’Allemagne et la France était pour l’Europe le problème capital, que sans l’Allemagne, tout comme sans la France, il serait impossible d’édifier l’Europe.[2]

 

Pendant des décennies, la coopération franco-allemande a été la pierre angulaire de la construction européenne. De la création de la CECA en 1952, en passant par les traités de Rome de 1957, la riposte au premier choc pétrolier de 1973, l’Acte unique de 1958 pour la réalisation du marché unique européen, jusqu’à la création de l’Union économique et monétaire entrée en vigueur en 1999,  tous les grands pas en avant dans la construction de l’Europe ont été le fruit d’initiatives ou de compromis franco-allemands. La coopération bilatérale a constitué bel et bien un véritable moteur pour l’Europe.

Aujourd’hui, force est de constater que l’Union européenne peine de plus en plus à trouver des réponses aux problèmes multiples qui se posent. Face aux menaces externes et internes, elle est menacée par des déchirements, la montée de national-populismes et de blocages. Le moteur franco-allemand ne semble plus en mesure de dégager des solutions communes. Est-il tombé en panne, pourquoi, et à qui la faute ?

Cette contribution se penchera sur les relations franco-allemandes de l’après-guerre. Nous soutenons que les relations entre la France et l’Allemagne reposent sur trois piliers fondamentaux étroitement liés, et qui expliquent les particularités de cette relation bilatérale et son rôle de moteur pour la construction européenne : (a) le rôle tout à fait extraordinaire de la société civile, (b) l’imbrication étroite entre coopération bilatérale et construction européenne, et (c) une coopération gouvernementale étroite, capable de générer des compromis européens même face à des problèmes difficiles. Après avoir présenté ces trois piliers, nous analyserons les changements profonds des vingt dernières années et leur impact sur le fonctionnement du moteur franco-allemand pour l’Europe.

Au départ, la société civile

Les relations franco-allemandes ne se sont jamais limitées aux relations politiques au sens étroit du terme, donc aux relations gouvernementales. Leur grande originalité réside dans le fait qu’elles sont portées par un réseau large et multiforme d’acteurs politiques et sociaux, qui constitue leur premier pilier.

Le début du renouveau et de la réconciliation franco-allemande après 1945 est marqué par des initiatives multiples émanant de la société civile. En effet, dès la fin de la guerre, des personnalités de tous bords ont souligné la nécessité absolue de transformer les rapports entre Français et Allemands, ainsi que de sortir des antagonismes belliqueux et du climat de la méfiance. A titre d’exemple, Joseph Rovan, rescapé du camp de Dachau, publie un article titré « L’Allemagne de nos mérites » en 1945 où il plaide pour une politique allemande de la France qui aide le voisin à retrouver sa place dans le monde civilisé et démocratique.[3] En 1946, il fonde une association et une revue (Dokumente/Documents) afin d’améliorer les connaissances réciproques entre nos deux pays. En 1948, il est cofondateur du Deutsch-Französisches Institut (dfi) à Ludwigsburg. Autres exemples : Alfred Grosser, Emmanuel Mounier et d’autres personnalités de renom fondent en 1948 le Comité d’échanges avec la nouvelle Allemagne afin de renouer le dialogue franco-allemand. En 1950, Lucien Tharradin, maire de la ville de Montbéliard, ancien résistant et rescapé du camp de Buchenwald, forme le premier jumelage franco-allemand avec la ville de Ludwigsburg en 1950.[4]

Toutes ces initiatives, souvent prises avant même la renaissance de l’État allemand (fondation de la République fédérale en 1949), ont ouvert la voie à un mouvement très large de rencontres et d’échanges. La création de l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse, fruit du traité de l’Élysée de 1963, permettra de passer à une vitesse supérieure, en multipliant des rencontres de jeunes et en permettant la formation de réseaux d’associations. Les jumelages entre communes naissent partout – aujourd’hui il en existe 2.200 entre la France et l’Allemagne. Des partenariats entre écoles et lycées se multiplient  également ; des associations franco-allemandes locales se forment (aujourd’hui, elles sont 390 au total dans les deux pays), tout comme des clubs d’affaires au niveau régional. Plus tard, la création de L’Université Franco-Allemande en 1999 donne une impulsion nouvelle à la coopération universitaire. Aujourd’hui, plus de 6.000 étudiants effectuent des études dans le cadre de 195 cursus universitaires intégrés.

En tout, on peut estimer que près de 500.000 personnes sont partie prenantes ou s’engagent activement dans ces échanges et partenariats de la société civile.[5] Et encore on n’a pas parlé des coopérations dans d’autres domaines comme les entreprises ou la recherche scientifique. Bref, il y a un tissu citoyen bilatéral dense, bien présent, et qui contribue à façonner les relations entre nos pays. Alfred Grosser l’a dénommé « l’infrastructure humaine » des relations franco-allemandes.

Par ailleurs, si ces réseaux de la société civile marquent une spécificité franco-allemande, ils se sont élargis depuis longtemps à l’échelle européenne. Souvent les réalisations franco-allemandes ont été exemplaires et ont été repris par d’autres pays partenaires ou à l’échelle européenne. A titre d’exemple, il y a aujourd’hui en Europe 20.000 jumelages, les communes françaises réalisant à eux seuls 6.000 partenariats européens, tout comme les collectivités locales allemandes. Souvent, les partenariats bilatéraux s’ouvrent, comme le montre l’exemple de Ludwigsburg et de Montbéliard, qui viennent de passer tous les deux un nouveau jumelage avec la ville de Bergamo, en Italie. De même, on assiste à une prolifération de cursus intégrés universitaires avec d’autres pays européens, souvent inspirés par les réussites franco-allemandes.

Quelle est la signification de cette présence active des acteurs locaux et de la société civile ? Tout d’abord, ils ont été les premiers acteurs de la réconciliation entre Français et Allemands, ce qui a permis de changer de fond en comble leurs rapports. Ils ont ainsi contribué à changer le climat général entre nos deux pays. Sans eux, le traité de l’Élysée ouvrant un nouveau chapitre d’une coopération gouvernementale n’aurait pas été possible. Ensuite, par leurs initiatives et actions de terrain, ces réseaux ont réussi à impliquer des « citoyens de base » et donner un contenu concret à l’amitié franco-allemande comme à l’Europe. « La plus-value particulière », résume un rapport empirique sur l’impact des jumelages, « réside dans la rencontre personnelle et la découverte des conditions de vie sur place. L’expérience de l’hospitalité et de l’accueil dans un environnement inconnu est une composante centrale de l’expérience d’échange et est souvent ressentie de manière très émotionnelle. Les rencontres amènent une conscience de la vie réelle dans le pays partenaire et rendent celle-ci tangible. »[6] Aujourd’hui, les activités des réseaux citoyens, comme celle des collectivités locales et de la coopération transfrontalière, continuent à marquer les relations bilatérales tout en s’ouvrant davantage vers d’autres pays et l’Europe. C’est grâce à eux que les formules de la diversité européenne ou de l’Europe citoyenne ne restent pas des concepts abstraits mais prennent une dimension concrètement vécue par les personnes impliquées. Or, si elle ne veut pas se cantonner à une communauté d’États portée par les seuls gouvernements, l’Europe a besoin de citoyens capables de penser, et agir, en Européens. C’est dans ce sens que les réseaux citoyens transnationaux franco-allemands comme européens, constituent autant d’éléments d’une Europe citoyenne.

L’imbrication historique des relations bilatérales avec la construction européenne

L’émergence des nombreuses initiatives citoyennes franco-allemandes dès la fin de la guerre renvoie au deuxième pilier des relations franco-allemandes : leur étroite imbrication avec la construction européenne. Le plan Schuman exprime parfaitement ce lien. Une des premières motivations profondes de l’unification européenne a été le souci de dépasser, voire éliminer, « l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne » comme le formule Robert Schuman dans sa déclaration du 9 mai 1950. C’est pourquoi « l’action entreprise doit toucher en premier lieu la France et l’Allemagne. » La proposition de Robert Schuman de placer l’ensemble de la production franco-allemande du charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, ainsi que l’ouverture du projet à d’autres pays européens a ce double objectif : faire en sorte que « toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible », et établir une unité de production entre les pays européens concernés qui « jettera les fondements réels de leur unification économique ».[7]

La construction européenne qui se met en place alors, en 1952 puis en 1957, porte le sceau de ce lien et de la dépendance réciproque qui en résulte : D’une part, l’Europe a besoin de la France et de l’Allemagne pour avancer ; il n’y aura pas d’Europe unie sans entente franco-allemande, ce qui confère aux deux pays une responsabilité particulière pour le développement de l’Union européenne. D’autre part, l’Europe a facilité le rapprochement franco-allemand. La coopération bilatérale n’est pas une fin en soi ; sa véritable raison d’être réside dans la tâche de se mettre au service de la construction européenne.

Retenant la leçon de Robert Schuman, les dirigeants de nos deux pays ont décidé d’assumer pleinement cette responsabilité particulière pour le développement de l’Europe. De manière générale, les responsables français et allemands ont fait preuve d’une volonté commune de veiller au grain, de sauvegarder l’acquis communautaire. Cette attitude de fond a souvent distingué la politique franco-allemande de celle des autres partenaires. Elle a nourri leurs initiatives et leurs tentatives de trouver des solutions européennes aux problèmes qui se sont posés. Pour y arriver, les deux pays se sont dotés de moyens : Le traité de l’Élysée de 1963 a donné naissance à une concertation et une coopération bilatérale institutionnalisée et régulière, un progrès inédit jusqu’alors dans les relations entre deux nations. Cette coopération s’est mise au service de la construction européenne, et elle a porté des fruits : Tous les grands pas en avant en Europe ont été initié ou rendu possible par l’effort commun de ses plus grands pays. C’est ainsi que la notion de « moteur pour l’Europe » est née. Comment ce moteur fonctionne-t-il ? Quelles sont les conditions de son bon fonctionnement ? Ces questions nous renvoient au troisième pilier qui contribue au caractère unique des relations franco-allemandes.

Une coopération bilatérale efficace, génératrice de compromis européens

La coopération gouvernementale franco-allemande a pris forme avec le traité de l’Élysée du 22 janvier 1963, qui stipule que les deux gouvernements cherchent à rapprocher leurs positions « autant que possible » dans un certain nombre de domaines (politique extérieure, défense, économie…). Il établit un calendrier de consultations régulières, deux fois par an, des deux gouvernements (ces réunions portent le nom de conseil des ministres franco-allemand depuis 2003). Les débats portent le plus souvent sur les thèmes de l’agenda européen, et servent à préparer les débats du Conseil à Bruxelles, notamment sur les dossiers difficiles. Cette forme institutionnalisée de concertation se développera systématiquement et donnera lieu à des échanges intensifs entre la Chancellerie, l’Élysée et Matignon mais aussi entre les administrations des grands ministères. Avec le temps, toute une pratique de concertations, parfois formalisées, entre les exécutifs et les administrations des deux pays est née, qui aidera à mieux comprendre la position du partenaire, à anticiper les frictions éventuelles et à dégager des voies de compromis possibles.

Mais comment fonctionne ce moteur franco-allemand ? Quand une question politique apparaît sur l’agenda européen, les positions françaises et allemandes divergent le plus souvent. Les deux pays n’ont ni la même expérience historique, ni la même culture politique ou économique ; leurs choix collectifs, leurs visions de l’Europe à bâtir ne sont pas forcément les mêmes. Rappelons que pendant les années 1960, tous les grands choix de la construction européenne font l’objet de divergences franco-allemandes. Des controverses profondes existent sur la nature de l’Europe : la vision gaulliste de l’Europe des patries s’oppose frontalement à l’objectif allemand d’une Europe fédérale. De même, « l’Europe européenne » se démarquant des États-Unis, chère au général de Gaulle, s’oppose à la vision transatlantique allemande, considérant les USA comme une force protectrice irremplaçable. Mêmes conflits sur la politique économique : côté allemand, on revendique le libre-échange et un cadre économique libéral fidèle au référentiel allemand de l’économie sociale de marché ; côté français, on revendique une politique plus interventionniste et protectionniste. Plus tard, les visions des deux pays de l’Union économique et monétaire vont diverger fondamentalement.[8]

Heureusement, ces différences ont perdu leur caractère fondamental et clivant depuis les années 1960, grâce notamment aux efforts franco-allemands. Les approches tant françaises qu’allemandes ont pris un caractère plus nuancé et il y a eu beaucoup de rapprochements. Certes, quand il s’agit de définir des politiques communes, les choix et les préférences de la France et de l’Allemagne diffèrent toujours, qu’il s’agisse de la politique énergétique, de la défense européenne, de la politique économique ou de la gestion de la zone euro. Toujours est-il que ces différences sont devenues graduelles, ce qui rend possible des compromis constructifs. Par ailleurs, ces différences ne sont pas que franco-allemandes. Elles constituent souvent les grandes lignes de clivage qui traversent l’ensemble des pays membres quand il s’agit de construire l’Union européenne, ses institutions et ses politiques. Elles témoignent de la diversité européenne et nous rappellent également que dans une démocratie, toute politique se débat, qu’il y a toujours des alternatives et que les controverses sur la meilleure voie sont tout à fait légitimes.

En soi, l’existence de différences entre les positions des pays membres européens n’est pas un problème. C’est le pain quotidien de la construction européenne, qui tente de faire converger des pays représentant une large diversité d’expériences, de cultures et d’approches politiques. Ce qui importe, c’est la gestion de ces différences. C’est sur ce terrain que la coopération franco-allemande a fait preuve de toute son utilité pour la politique européenne. Fidèles à leur choix fondamental, assumant leur responsabilité particulière pour l’avenir de l’Europe, déterminés de défendre le projet européen contre tous les dangers qui le guettent, les deux partenaires ont affiché leur volonté commune de dépasser les divergences et de rapprocher leurs points de vues. Forts de leur expérience et de leur savoir faire, les deux gouvernements ont travaillé ensemble pour élaborer des compromis constructifs, ou à défaut pour « neutraliser » les divergences restantes afin que celles-ci n’empêchent pas des solutions communes.

C’est cette gestion intelligente des différences qui a permis un rapprochement, certes lent et parfois difficile mais néanmoins réel, des positions souvent opposées au départ. Ainsi, dans les années 1960, un compromis franco-allemand a permis le développement parallèle du marché commun industriel et de la politique agricole commune. Dans les années 1970, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont pris des initiatives permettant de riposter au premier choc pétrolier et au désordre économique et monétaire (réunions au sommet, précurseurs des sommets G7 ; création du système monétaire européen) et ont fait avancer des réformes institutionnelles (création du Conseil européen ; élection directe du Parlement européen). Dans les années 1980, sous l’impulsion de Jacques Delors, président de la Commission, et des deux gouvernements, l’acte unique européen a donné le coup d’envoi à la constitution d’un grand marché unique européen. Après l’unité allemande, les deux pays ont facilité la voie au traité de Maastricht (1992) instaurant l’Union économique et monétaire.

Ce travail commun et ses résultats positifs ont conféré à la France et à l’Allemagne un statut particulier au sein de l’Union européenne, ce qui a nourri la conviction que celle-ci a besoin d’un moteur franco-allemand pour progresser.[9]

Le moteur franco-allemand en panne ?

Depuis quelques années déjà, force est de constater que la capacité du couple franco-allemand de générer des compromis constructifs porteurs de progrès pour la construction européenne a été rudement mise à épreuve. Les années 2010 ont été dominées par la crise de l’Union économique et monétaire (UEM) déclenchée par la crise de surendettement grec en 2010. Les tentatives de maîtriser cette crise ont mis à nu les divergences profondes franco-allemandes. En fait, deux visions opposées de l’Euro se sont affrontées. L’Allemagne avait imposé dans le traité de Maastricht (1992) une architecture de l’UEM proche de ses préférences nationales (priorité à la stabilité monétaire et budgétaire, Banque centrale européenne indépendante, responsabilité strictement nationale pour la dette nationale, gouvernance par des règles assortis de sanctions, règles budgétaires nationales strictes avec le pacte de stabilité et de croissance de 1997). La France avait accepté cette architecture, conditio sine qua no allemande pour la naissance de l’euro, tout en plaidant pour des réformes permettant une gestion plus politique, plus souple en matière de dépenses publiques, ainsi que des formes de socialisation européenne de la dette (emprunts européens). Avec la crise de l’UEM, face à la nécessité de trouver de nouvelles réponses, l’Allemagne s’est trouvée dans une situation inconfortable. Elle a du concéder des réformes qui ont souvent contredit la doxa ordolibérale allemande. Finalement, la coopération franco-allemande, malgré des tensions souvent profondes, a pu apporter des réponses communes importantes pour stabiliser l’UEM.[10] Pourtant, le conflit entre les deux visions ne s’est pas éteint. En plus, les compromis franco-allemands ont été durement critiqués tant en France qu’en Allemagne mais pour des raisons inverses : En Allemagne, on a accusé le gouvernement fédéral d’avoir trop cédé à la France et aux pays du sud, laxistes en matière de la dette, et d’avoir ainsi sacrifié la vision allemande d’une union de la stabilité monétaire. En France, inversement, les gouvernements ont été taxés de lâches faute d’avoir résisté à la domination de l’Allemagne (« l’Europe allemande »).[11]

La période récente a vu quelques exemples d’une coopération franco-allemande réussie mais également l’émergence de nouvelles divergences. Parmi les réussites, citons avant tout la réponse commune forte à la pandémie, qui s’est traduite dans un plan de redressement économique substantiel afin de prévenir toute crise économique et sociale. Le programme Next Generation Europe, dont le lancement a été rendu possible par une coopération entre la France, l’Allemagne et la Commission européenne, mobilise la somme de 800 milliards euros et est financé largement par un emprunt européen – un emprunt que l’Allemagne avait toujours refusé jusqu’alors. Réussite relative également quant à la réaction quasi unanime à l’attaque militaire brutale de la Russie contre l’Ukraine. Cependant, le volet énergie de la riposte européenne a été l’objet de fortes divergences, les États membres se trouvant dans des situations très différentes quant à la dépendance du gaz et du pétrole russe. Plus tard, la France et l’Allemagne se sont opposées sur la réforme du marché européen d’électricité : La France voulait que l’énergie nucléaire puisse bénéficier des mêmes avantages financiers que les énergies renouvelables chères à l’Allemagne ; celle-ci a craint qu’une telle solution avantagerait la compétitivité française par des prix énergétiques bas car subventionnés. Somme tout, un conflit d’intérêts banal, qui a d’ailleurs fini par trouver une solution grâce à un compromis européen favorable à la France. Toujours est-il que le ton a monté entre les deux gouvernements et les médias, qui n’ont pas hésité d’accuser l’Allemagne de vouloir imposer à la France son choix de sortir du nucléaire.[12]

L’UE n’a toujours pas trouvé de réponses communes pour maîtriser l’immigration massive, souvent illégale. Autre pomme de discorde : l’Europe de la défense, un projet qui a gagné d’importance suite à la politique erratique des États-Unis sous Trump et à la guerre russe contre l’Ukraine. Les deux gouvernements ont projeté un certain nombre de projets industriels franco-allemand dans l’armement (avion du combat ; char de combat du futur), mais ceux-ci marquent le pas. L’Allemagne a fait des choix qui ont heurté la volonté française de promouvoir une industrie européenne de l’armement (abandon de plusieurs programmes communs au profit de matériels américains comme les fusées F35, lancement sans la France d’un projet de bouclier antimissile basé sur la technologie israélienne).

Dans l’ensemble, la coopération gouvernementale franco-allemande donne l’impression de ne plus fonctionner comme avant, voire de s’enliser. Les problèmes et les couacs s’accumulent. Est-ce un manque de volonté politique commune ? Est-ce la faute de l’Allemagne, accusée souvent de ne pas avoir donné une réponse positive aux propositions ambitieuses pour une Europe renforcée que Macron avait faites dès 2017 dans son discours à la Sorbonne ? Si l’attitude des deux gouvernements, l’Allemagne en premier lieu, porte certainement une part de la responsabilité, les faiblesses récentes du moteur franco-allemand ont des racines plus structurelles.

– D’abord, les élargissements successifs ont rendu l’Union européenne plus hétérogène et sa gestion beaucoup plus complexe. Dans une Union à 27 (au lieu de 6 au début) il est beaucoup moins évident de pouvoir élaborer au niveau franco-allemand des propositions acceptables par tous les pays partenaires. Car les lignes de conflit au sein de l’Union se sont multipliées (nord-sud, est-ouest, pays grands et petits…), si bien qu’un compromis franco-allemand n’est plus sûr de couvrir tout l’éventail des positions nationales et d’être accepté par la majorité des pays membres.

– A quoi s’ajoute la montée des pressions nationales internes pesant sur chaque gouvernement. Aujourd’hui, la politique européenne touche de plus en plus directement la vie des gens, les intérêts nationaux, régionaux et locaux. Il est donc normal que toute décision européenne devient l’objet de contestations fortes au niveau national. En principe, c’est tout à fait légitime dans nos démocraties. Mais ces controverses sont de plus en plus captées par des forces nationalistes et populistes qui tentent de dresser un mur contre l’Europe pour défendre le soi-disant intérêt national. Ainsi, la recherche de compromis européens est souvent dénoncée d’abandon, voire de trahison des intérêts nationaux. Tout cela pèse sur la volonté et la capacité des gouvernements à élaborer des compromis porteurs.

– Les pays européens font face à une multitude de crises qui ont été déclenchées récemment. La pandémie du Covid a mis non seulement les systèmes de santé sous stress mais a également menacé tous les pays d’une chute économique et d’une rupture de leur cohérence sociale. La guerre contre l’Ukraine n’a pas seulement rappelé l’urgence de bâtir une Europe de la défense ; elle a également fragilisé (et rendu plus cher) l’approvisionnement en énergie, ce qui pour certains pays comme l’Allemagne a mis en échec leur modèle économique et énergétique. De surcroît, la guerre a compliqué le tournant énergétique nécessaire pour répondre à la crise du climat. La pression migratoire, alimentée notamment par l’afflux de réfugiés par la mer méditerranée, renvoie à l’urgence d’une politique européenne afin de maîtriser les flux et empêcher l’immigration illégale, mais celle-ci divise profondément les pays membres. Les hostilités au Proche-Orient, déclenchées après les attaques terroristes meurtrières du Hamas contre la population israélienne limitrophe, mettent sous stress la politique étrangère commune mais risquent également de contaminer les sociétés européennes en déclenchant des affrontements internes entre les communautés juives et des milieux immigrés islamiques.

– C’est le cumul de toutes ces crises qui rend la recherche de solutions communes, de compromis franco-allemands, plus laborieuse, et qui contribue à fragiliser politiquement les gouvernements, menacés par les clivages internes comme par la montée en puissance de mouvements extrémistes et/ou populistes. Le président Macron se trouve sans majorité parlementaire depuis les législatives de 2022, alors que la dispersion des voix aux législatives allemandes a résulté dans une coalition à trois (SPD, Libéraux, Verts) dont les partenaires affichent leurs divergences plutôt que de chercher des compromis, ce qui ne cesse de renforcer la droite (CDU/CSU), voire l’extrême-droite (AfD). Dans les deux cas, les gouvernements sont affaiblis ; leur énergie est largement accaparée par des soucis de politique intérieure afin de se maintenir au pouvoir. Or, un « moteur franco-allemand » capable d’être une force de proposition demande deux gouvernements forts.

 

Conclusion

Le moteur franco-allemand, nous l’avons vu, ne fonctionne pas toujours, ni sur tous les sujets. Les conditions de son bon fonctionnement se sont détériorées. L’évolution de l’Union européenne – toujours plus d’États membres, des divisions multiples, des problèmes très complexes, des procédures de décision trop lourdes – empêche souvent des solutions européennes rapides et aptes à répondre aux problèmes qui se posent. S’y ajoute le cumul de crises et de défis qui risque de surcharger les gouvernements nationaux et l’Union européenne. Dans une telle situation, la coopération gouvernementale franco-allemande se heurte à des limites.

La carence actuelle de l’Europe, son incapacité de s’unir pour répondre aux défis, a fait par ailleurs le lit des national-populistes et extrémistes de tout genre, de gauche ou de droite. Pour eux, c’est simple : c’est la faute à l’Europe. Or, beaucoup des problèmes évoqués nécessitent non pas un repli sur soi national mais au contraire des réponses concertées au niveau européen. La première ministre italienne Giorgia Meloni, eurosceptique affichée avant son accès au pouvoir, en a fait l’expérience : En termes de finances publiques, l’Italie ne survit que grâce au programme européen Next Generation Europe, donc d’une solidarité européenne forte dont elle est le principal bénéficiaire.

Quant aux citoyens européens, les sondages démontrent un attachement fort et stable à l’Union européenne. Au printemps 2023, 47 % font confiance aux institutions européennes, contre 33 % aux parlements nationaux et 32 % aux gouvernements nationaux. L’image de l’UE reste positive (45%), les avis négatifs n’atteignant que 18 %. Près des deux tiers des sondés (63%) se disent optimistes pour l’avenir de l’UE, contre 34 % d’avis pessimistes.[13] Cela dit, ce jugement positif n’empêche pas une certaine défiance, notamment en France. Si 57 % des Français jugent que l’appartenance de la France à l’UE est « une bonne chose », 28 % disant le contraire, l’enquête de la Fondation Jean Jaurès fait état de fractures sociales et politiques fortes. La même enquête note que 78 % des sondés se disent favorables au projet européen (contre 22%), mais que 49 % critiquent sa mise en œuvre actuelle. Il y aurait donc une « demande des Français pour une autre Europe ».[14] Une autre enquête datant de juin 2023 constate qu’ « en France, deux tendances en apparence contradictoires cohabitent dans l’opinion : d’un côté, l’idée que l’appartenance à l’UE est “une bonne chose” progresse de manière continue depuis le début de la décennie 2010 […] Mais dans le même temps, l’attitude des Français vis-à-vis de l’Europe est de plus en plus défiante depuis la fin des années 2000 ».[15]

Plus que jamais, même assortie de regards critiques, il y a donc une demande forte d’Europe, certes moins audible que les slogans nationalistes et europhobes mais néanmoins vraie. Pour ce qui est des relations franco-allemandes, elles gardent toute leur importance quand il s’agit de maîtriser nos crises et de préparer notre avenir commun. On peut souhaiter qu’elles puissent continuer à constituer un véritable laboratoire de l’Europe de demain, ou l’on teste constamment de nouvelles voies pour assurer notre avenir commun. Cela vaut pour les deux gouvernements : Pourront-ils maintenir le cap, se montrer à la hauteur des défis, pour proposer aux partenaires européens – Robert Schuman dixit –  « des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait », comme ils l’ont fait de manière exemplaire face à la crise du Covid ? La société civile de nos deux pays est également concernée : ces réseaux citoyens multiples, de plus en plus ouverts aux autres voisins européens, peuvent jouer le rôle d’un véritable vivier de nouvelles idées, de projets transfrontaliers, et faire avancer l’Europe citoyenne. Ce sont eux qui font vivre ce postulat de Jean Monnet :  « Nous ne coalisons pas des États, nous rassemblons les Hommes ».

 

[1]      Politologue, chercheur associé au Deutsch-Französisches Institut de Ludwigsburg (dfi). Version retravaillée de la conférence prononcée à Scy-Chazelles, le 28 septembre 2023.

[2]      Robert Schuman, Pour l’Europe, Fondation Robert Schuman/éditions Marie B, 2020, p. 57.

[3]      Cf. J. Rovan, « L’Allemagne de nos mérites », Esprit, no. 115, octobre 1945, p. 529-540.

[4]      Pour le rôle de la société civile, cf. H. M. Bock, Projekt deutsch-französische Verständigung. Die Rolle der Zivilgesellschaft am Beispiel des Deutsch-Französischen Instituts in Ludwigsburg, Opladen, éd. Leske und Budrich, 1998.

[5]      Notre estimation ; cf. H. Uterwedde, Die deutsch-französischen Beziehungen. Eine Einführung, éd. Barbara Budrich, Opladen/Berlin/Toronto, 2019, p. 116. Pour les jumelages, cf. l’analyse empirique d’E. Keller, Les jumelages de collectivités locales – renforcer le sentiment citoyen européen. Une étude empirique, Bertelsmann Stiftung et Deutsch-Französisches Institut, Gütersloh, 2018.

[6]      E. Keller, op. cit., p.8.

[7]      Citations de la déclaration du 9 mai 1950, d’après R. Schuman, op. cit., p. 102-103.

[8]      Pour les différences économiques, cf. H. Uterwedde, « La différence des cultures économiques – une tension productive? », Allemagne d‘aujourd‘hui, no. 244, 2023, p. 111-121. Pour les visions de l’Union économique et monétaire, cf. M.K. Brunnermeier, H. James, J.-P. Landau, The Euro and the Battle of Ideas, Princeton University Press, 2016.

[9]      Cf. l’analyse profonde du rôle de la coopération franco-allemande en Europe par U. Krotz et J. Schild, Shaping Europe. France. Germany, and Embedded Bilateralism from the Elysée Treaty to Twenty-First Century Politics, Oxford University Press, 2015.

[10]    Cf. S. Hazouard, R. Lasserre, H. Uterwedde (dir.), France-Allemagne: Cultures monétaires et budgétaires. Vers une nouvelle gouvernance européenne? Cergy, Centre d’information et de recherches sur l’Allemagne contemporaine, 2015.

[11]    Sur les polémiques publiques en France cf. H. Uterwedde, « L’Europe allemande: mythe ou réalité? », Allemagne d’aujourd’hui, no. 199, janvier-mars 2012, p. 51-60.

[12]    Cf. par exemple «  France-Allemagne : à Hambourg, le couple à la grimace », Libération, 9 octobre 2023.

[13]    Cf. Standard Eurobarometer 99, Spring 2023 (https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/3052).

[14]    Fondation Jean-Jaurès : Les Français et l’Europe : entre illusions perdues et appartenances nouvelles, 21 octobre 2022 (https://www.jean-jaures.org/publication/les-francais-et-leurope-entre-illusions-perdues-et-appartenances-nouvelles/).

[15]    Europe :Les Français en quête d’Union. État de l’opinion à un an des élections européennes, juin 2023 (https://www.destincommun.fr/media/ujdlty2q/europe-les-francais-en-quete-d-union-destin-commun-juin2023-vdef.pdf).

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